L’acte anormal de gestion est une arme redoutable de l’administration fiscale.Il permet à l’administration de remettre en cause certaines décisions de gestion d’une entreprise, d’écarter des charges jugées anormales ou de reconstituer des produits auxquels la société a indûment renoncé. Comprendre précisément la définition de l’acte anormal de gestion, les exemples concrets et ses conséquences fiscales est essentiel pour tout dirigeant, investisseur ou chef de groupe.Le présent article, rédigé dans une approche pédagogique par référence au droit fiscal français et à la jurisprudence récente, a une vocation exclusivement informative. Il ne constitue en aucun cas un conseil fiscal individualisé. Pour toute analyse adaptée à votre situation, il convient de prendre attache avec un professionnel, par exemple le cabinet NBE Avocats, spécialisé en fiscalité française et internationale.
1. Définition juridique de l’acte anormal de gestion
1.1. Une construction jurisprudentielle du Conseil d’État
L’acte anormal de gestion est une théorie purement jurisprudentielle, forgée par le Conseil d’État, sur le fondement des articles 38 et 39 du Code général des impôts (CGI). Ces textes prévoient que le bénéfice imposable ne comprend que les opérations se rattachant à une gestion normale de l’entreprise. (fr.wikipedia.org)Dans un arrêt majeur du 21 décembre 2018 (CE, plén. fiscale, 21 déc. 2018, n° 402006, dit « Croë Suisse »), le Conseil d’État a précisé que constitue un acte anormal de gestion l’acte par lequel une entreprise décide de s’appauvrir à des fins étrangères à son intérêt. (legifrance.gouv.fr)
Constitue un acte anormal de gestion l’acte par lequel une entreprise s’appauvrit à des fins étrangères à son propre intérêt (CE, 21 déc. 2018, n° 402006).
Cette définition, désormais de référence, s’applique aussi bien aux entreprises soumises à l’impôt sur les sociétés (IS) qu’aux exploitants relevant de l’impôt sur le revenu dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux (BIC).
1.2. Gestion normale, liberté de gestion et limites fiscales
En principe, l’administration fiscale ne peut pas s’immiscer dans la gestion de l’entreprise : le dirigeant demeure libre de prendre des décisions plus ou moins profitables, à condition qu’elles restent rationnelles au regard de l’intérêt de l’exploitation. (actu-juridique.fr)L’acte anormal de gestion constitue une exception à cette liberté de gestion. Il permet à l’administration :
- d’écarter une charge qui ne trouve pas de justification dans l’intérêt de l’entreprise (par exemple, une rémunération manifestement excessive),
- ou de reconstituer un produit que la société a volontairement abandonné (par exemple, une créance remise sans contrepartie),
- ou encore de corriger un prix de cession significativement inférieur à la valeur vénale d’un actif, en l’absence de justification économique crédible.
En pratique, la qualification d’acte anormal de gestion est fréquente lors de contrôles fiscaux portant sur la liasse fiscale (formulaires n° 2065-SD pour l’IS, 2031-SD pour les BIC à l’IR, et tableaux 2050 à 2059-G ou 2033-A à G selon le régime réel normal ou simplifié). (entreprendre.service-public.gouv.fr)
2. Les critères retenus par le juge fiscal
2.1. L’élément objectif : un appauvrissement de l’entreprise
Le premier critère est objectif : l’entreprise doit s’être appauvrie, c’est-à-dire avoir supporté une charge injustifiée ou renoncé à une recette à laquelle elle pouvait normalement prétendre. (cms.law)Quelques illustrations :
- cession d’un immeuble à un prix significativement inférieur à sa valeur de marché, sans raison économique sérieuse ;
- prêt sans intérêts consenti à une société liée, alors que les conditions du marché exigeraient une rémunération ;
- remise de dette ou abandon de créance au profit d’un associé ou d’une filiale, sans contrepartie identifiable ;
- loyer particulièrement bas consenti à un proche, sans intérêt commercial pour la société. (legifrance.gouv.fr)
2.2. L’élément intentionnel : des fins étrangères à l’intérêt de l’entreprise
Le second critère est intentionnel : l’appauvrissement doit résulter d’une décision consciente d’agir pour des motifs étrangers à l’intérêt propre de l’entreprise (par exemple, favoriser un associé, un dirigeant ou un membre de sa famille). (cms.law)La jurisprudence est particulièrement exigeante lorsque l’opération implique des personnes en relation d’intérêts avec l’entreprise (associés, dirigeants, sociétés du même groupe, proches du dirigeant). Dans ces situations, une opération réalisée à des conditions anormales (prix, taux, durée, etc.) est présumée contraire à l’intérêt de l’entreprise, sauf démonstration inverse par le contribuable.
2.3. Répartition de la charge de la preuve
En principe, il appartient à l’administration fiscale d’apporter la preuve du caractère anormal de l’acte, l’acte anormal de gestion étant une exception à la gestion normale. Toutefois, la charge de la preuve se répartit en plusieurs temps : (legifrance.gouv.fr)
- l’administration doit d’abord démontrer l’existence d’un appauvrissement (prix sous-évalué, charge excessive, renonciation à recette) ;
- si l’entreprise ne conteste pas ces éléments, il lui revient alors de justifier que cet appauvrissement a été décidé dans l’intérêt de l’entreprise (par exemple, nécessité économique, stratégie de désengagement, contrepartie commerciale indirecte) ;
- certains actes sont considérés comme « anormaux par nature » (prêt sans intérêt à un associé, abandon de créance sans justification), ce qui renforce encore la position de l’administration. (cms.law)
3. Exemples concrets d’actes anormaux de gestion
Les exemples qui suivent sont volontairement simplifiés et purement illustratifs. Ils ne valent en aucun cas appréciation juridique ou fiscale définitive, laquelle suppose une analyse détaillée de la situation et des documents de l’entreprise.
3.1. Cession d’un immeuble à un prix manifestement minoré
Une société soumise à l’IS détient un immeuble inscrit à son bilan. En 2022, elle cède cet actif à une société contrôlée par l’un de ses associés pour un prix de 1 000 000 €, alors que des expertises et transactions comparables situent la valeur vénale autour de 1 800 000 €.Lors d’un contrôle, l’administration démontre la sous-évaluation significative du prix et reconstitue une plus-value supplémentaire de 800 000 €. En application de la jurisprudence Croë Suisse, à défaut pour la société de prouver que ce prix minoré était imposé par la nécessité économique ou compensé par une contrepartie réelle, l’acte peut être qualifié d’acte anormal de gestion. (legifrance.gouv.fr)Conséquence : la fraction de prix « abandonnée » (800 000 €) est réintégrée dans le résultat taxable à l’IS, via les lignes de réintégrations diverses du tableau 2058-A joint à la déclaration n° 2065-SD. (bofip.impots.gouv.fr)
3.2. Prêt sans intérêt à une filiale ou à un associé
Une société mère prête 500 000 € à une filiale en difficulté, sans intérêts ni garanties, pour une durée de cinq ans. Aucune étude de solvabilité ni plan de redressement crédible n’est documenté, et la filiale continue d’accumuler des pertes.L’administration peut considérer que la société mère s’est appauvrie sans justification, au moins à hauteur des intérêts de marché qu’elle aurait perçus (par exemple 3 % l’an, soit 15 000 € par an). Ce manque à gagner peut être traité comme un acte anormal de gestion si la société ne démontre pas l’intérêt économique de soutenir sa filiale dans ces conditions (préservation d’un débouché, sécurisation d’un approvisionnement stratégique, etc.). (cms.law)
3.3. Rémunérations ou avantages excessifs au profit des dirigeants
Une société réalise un chiffre d’affaires annuel moyen de 2 M€ et un résultat courant de 150 000 €. Le gérant se verse une rémunération totale de 250 000 €, alors que des comparables du secteur montrent plutôt une fourchette de 80 000 à 120 000 € pour des entreprises similaires.Si l’administration établit que la rémunération dépasse manifestement ce qui est normal pour un travail effectif, la fraction jugée excessive (par exemple 100 000 €) peut être : (professioncgp.com)
- réintégrée dans le bénéfice imposable de la société (non-déductibilité d’une partie de la charge, rectification de la liasse – tableaux 2058-A ou 2033-B) ;
- requalifiée chez le bénéficiaire en revenu distribué, imposé comme revenu de capitaux mobiliers (soumis en pratique au prélèvement forfaitaire unique de 30 %, sauf option pour le barème).
Là encore, la qualification d’acte anormal de gestion dépendra de la capacité de la société à justifier la rémunération (responsabilités, charge de travail, performances, rareté des compétences, etc.).
4. Conséquences fiscales et procédurales d’un acte anormal de gestion
4.1. Réintégration extra-comptable dans le résultat imposable
Sur le plan pratique, lorsqu’un acte est qualifié d’anormal, l’administration procède à des réintégrations extra-comptables dans la détermination du résultat fiscal :
- pour les entreprises à l’IS ou au réel normal BIC : via le tableau n° 2058-A « Détermination du résultat fiscal » joint à la déclaration n° 2065-SD ;
- pour les entreprises au réel simplifié : via le tableau n° 2033-B joint à la déclaration n° 2031-SD. (bofip.impots.gouv.fr)
Les charges non admises en déduction (par exemple, la fraction excessive d’une rémunération) ou les produits manquants (par exemple, un prix de cession reconstitué) viennent augmenter le bénéfice imposable. La rectification porte sur l’exercice où l’opération a été comptabilisée ou aurait dû l’être.
4.2. Intérêts de retard et pénalités
Au-delà de l’impôt supplémentaire, un acte anormal de gestion entraîne généralement :
- des intérêts de retard au taux de 0,20 % par mois (soit 2,40 % par an), prévus à l’article 1727 du CGI ; (legifrance.gouv.fr)
- éventuellement, des majorations en cas de manquement délibéré (40 %) ou de manœuvres frauduleuses (80 %), en application des articles 1728 et 1729 du CGI, lorsque l’administration considère que le contribuable a sciemment minoré son résultat.
À titre purement illustratif, si un acte anormal de gestion aboutit à une réintégration de 200 000 € sur un exercice 2021, pour une société imposée à 25 %, l’IS supplémentaire serait de 50 000 €. Avec trois années d’intérêts de retard au taux légal (environ 2,40 % par an), le coût global peut s’alourdir sensiblement, sans compter d’éventuelles majorations.
4.3. Délais de prescription du droit de reprise
En matière d’impôt sur les sociétés et d’impôt sur le revenu, le délai de reprise de droit commun de l’administration est de trois ans : elle peut rectifier une imposition jusqu’à la fin de la troisième année suivant celle au titre de laquelle l’impôt est dû (article L. 169 du Livre des procédures fiscales). (legifrance.gouv.fr)Par exemple, pour un exercice clos le 31 décembre 2022, l’administration peut, en principe, notifier des rectifications jusqu’au 31 décembre 2025. Dans certains cas (activité occulte, avoirs non déclarés à l’étranger, etc.), ce délai peut être porté à dix ans, ce qui laisse une large fenêtre de remise en cause des décisions de gestion.
5. Prévenir et sécuriser le risque d’acte anormal de gestion
5.1. Documenter systématiquement l’intérêt de l’entreprise
La première défense contre la qualification d’acte anormal de gestion tient dans la documentation. Il est vivement recommandé de conserver, dans le dossier juridique et fiscal de l’entreprise :
- études de valorisation pour les cessions d’actifs significatifs ;
- analyses de prix de transfert et comparaisons de marché pour les opérations intragroupe ;
- notes internes motivant les prêts à taux réduit, les abandons de créance ou les remises de loyer, avec mise en évidence des contreparties attendues ;
- procès-verbaux d’assemblée ou de conseil explicitant la stratégie poursuivie.
En cas de contrôle, cette documentation permet de démontrer que la décision, même défavorable à court terme, s’inscrivait dans une véritable stratégie d’entreprise.
5.2. Encadrer les conventions sensibles (liées, dirigeants, proches)
Les opérations conclues avec des associés, dirigeants, sociétés sœurs ou membres de la famille sont particulièrement scrutées par l’administration. Il est prudent :
- d’appliquer les procédures de conventions réglementées prévues par le droit des sociétés, quand elles sont applicables ;
- de recourir à des expertises indépendantes pour fixer les prix de cession d’actifs importants ;
- de justifier, par écrit, la fixation des loyers, des taux d’intérêt ou des rémunérations, en se référant à des données de marché.
Une politique de conformité interne bien structurée, associant direction financière, conseil juridique et commissaires aux comptes, réduit significativement le risque de voir certaines décisions requalifiées en actes anormaux de gestion.
5.3. S’entourer d’un conseil fiscal expérimenté
Compte tenu de la technicité de la jurisprudence et de l’enjeu financier des redressements, le recours à un avocat fiscaliste est souvent déterminant, à la fois en amont (structuration des flux, politique de prix intragroupe, opérations exceptionnelles) et en aval (contrôle fiscal, contentieux). Le cabinet NBE Avocats – Département Droit fiscal intervient notamment sur :
- la structuration fiscale des opérations sur actifs (immobilier, titres, actifs numériques) ;
- la mise en place de politiques de gestion intra-groupe compatibles avec le droit fiscal français et international ;
- la défense des entreprises en cas de proposition de rectification fondée sur la notion d’acte anormal de gestion.
En présence d’activités numériques ou de modèles d’affaires innovants, l’analyse peut aussi recouper des enjeux de droit des nouvelles technologies et des données, ce qui justifie une approche transversale.
6. FAQ – Questions fréquentes sur l’acte anormal de gestion
6.1. Comment l’administration fiscale prouve-t-elle un acte anormal de gestion ?
L’administration doit d’abord démontrer un appauvrissement de l’entreprise : prix de vente manifestement sous-évalué, charge excessive, renonciation à une créance, etc. Elle s’appuie pour cela sur des expertises, des comparaisons de marché, des études sectorielles ou la situation financière de l’entreprise. Une fois cette preuve apportée, il appartient au contribuable de justifier que cet appauvrissement procède de l’intérêt de l’entreprise (stratégie commerciale, nécessité économique, contrepartie différée). Pour certaines opérations avec des personnes liées ou réputées anormales (prêt sans intérêt, abandon de créance injustifié), la marge de manœuvre du contribuable est plus étroite. (legifrance.gouv.fr)
6.2. Quelle différence entre acte anormal de gestion et abus de droit fiscal ?
L’acte anormal de gestion vise une décision de gestion isolée (prix de cession, rémunération, prêt, abandon de créance) qui appauvrit l’entreprise pour des motifs étrangers à son intérêt. L’abus de droit fiscal, réprimé par l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales, concerne au contraire un montage juridique dans lequel le contribuable recherche, par un enchaînement d’actes, le bénéfice d’un texte à l’encontre de l’intention du législateur, dans le but principal ou exclusif d’éluder l’impôt. Les deux notions peuvent parfois se cumuler, mais elles relèvent de régimes procéduraux distincts et de garanties spécifiques. (actu-juridique.fr)
6.3. Un acte anormal de gestion peut-il concerner une petite entreprise ou un indépendant ?
Oui. La théorie de l’acte anormal de gestion s’applique à toute entreprise relevant des bénéfices industriels et commerciaux (BIC) ou de l’impôt sur les sociétés, qu’il s’agisse d’une grande société, d’une PME ou d’un entrepreneur individuel au régime réel. Ainsi, une entreprise individuelle BIC qui consent un prêt sans intérêt à un proche, ou qui facture un loyer anormalement faible à un membre de sa famille, peut voir ses résultats rectifiés sur ce fondement. Les formulaires n° 2031-SD et annexes 2050–2059-G ou 2033-A à G sont alors corrigés par l’administration pour reconstituer le résultat fiscal normal. (entreprendre.service-public.gouv.fr)
6.4. Comment régulariser spontanément une situation assimilable à un acte anormal de gestion ?
Lorsque l’entreprise identifie une opération potentiellement anormale (par exemple, un prix de transfert intragroupe trop bas ou une charge non justifiée), elle peut déposer une déclaration rectificative spontanée en ajustant ses tableaux de réintégrations extra-comptables (2058-A ou 2033-B). Dans ce cas, l’intérêt de retard légal (0,20 % par mois) demeure dû, mais il peut être réduit de moitié en cas de rectification spontanée de bonne foi, dans le cadre du « droit à l’erreur » instauré en 2018. (legifrance.gouv.fr)Une analyse préalable par un avocat fiscaliste est vivement recommandée avant toute démarche, afin de calibrer correctement la régularisation et d’en mesurer les risques.
6.5. Les actes anormaux de gestion concernent-ils aussi les loyers et les baux ?
Oui. La jurisprudence a reconnu comme actes anormaux de gestion des situations de loyers manifestement anormaux, en particulier lorsque le bailleur ou le preneur est lié au dirigeant ou aux associés. Un loyer trop faible peut être interprété comme une libéralité, tandis qu’un loyer excessif peut révéler une distribution déguisée. Dans ces cas, l’administration peut réintégrer dans les bases imposables la différence entre le loyer normal de marché et le loyer effectivement stipulé, sous réserve que cette distorsion ne soit pas justifiée par des circonstances particulières (local à rénover, clause de prise en charge de gros travaux, etc.). (de-bassan.com)
7. Et maintenant ? Sécuriser vos décisions de gestion
La notion d’acte anormal de gestion est au cœur du contrôle fiscal des entreprises. Elle irrigue de nombreuses situations : cessions d’actifs, restructurations, flux intragroupe, rémunérations de dirigeants, opérations internationales, gestion d’actifs numériques, immobilier d’entreprise, etc. Pour sécuriser vos décisions et limiter le risque de redressement, il est essentiel d’anticiper, de documenter et, le cas échéant, de faire auditer vos flux par un conseil expérimenté.Le cabinet NBE Avocats, dont une part importante de l’activité est consacrée au droit fiscal français et international (structuration patrimoniale, fiscalité des sociétés, contentieux fiscaux, fiscalité immobilière et des fonds, actifs numériques), peut vous accompagner dans l’analyse de vos opérations et la préparation de vos déclarations (liasses 2065, 2031, 2050–2059-G, 2033-A à G). Pour toute situation concrète ou projet sensible, vous pouvez prendre rendez-vous via la page contact du cabinet.Ce contenu n’a qu’une vocation informative générale et ne saurait se substituer à un avis juridique ou fiscal personnalisé, qui suppose un examen complet de votre dossier et de vos enjeux.






